En milieu de soin

Gouvernance et pratiques de l'éthique médicale au Canada

Par Le 09/03/2018

Rencontre avec Anne-Marie Savard, dans le cadre du Master "Ethique du soin", Université Toulouse II Jean Jaurès

Porosités des relations soignants-soignés | rencontre avec Baptiste Beaulieu

Par Le 09/03/2018

Rencontre avec le médecin et écrivain Baptiste Beaulieu dans le cadre du Master "Ethique du Soin" | Université Toulouse II Jean Jaurès.

Structures invisibles des paroles de soignants - rencontre avec Yasuhiko Murakami

Par Le 17/07/2017

Rencontre avec Yasuhiko Murakami, dans le cadre du Master "Ethique du soin" - Toulouse, Université II, Jean-Jaurès.

Présentation

Y. Murakami est professeur de Philosophie à l’Université d’Osaka, au Japon. Dans le cadre de ses recherches, il applique une méthode issue de la phénoménologie à l’étude des comportements des soignants et des soignés dans le cadre hospitalier. 

Au moment de se présenter, Y. Murakami a cette phrase, qui résonne comme un appel à la vigilance : « la philosophie peut devenir une violence lorsqu’elle classe et catégorise les personnes ».

En effet, selon lui, la classification propre à une certaine manière de faire de la recherche peut contribuer, dans le cadre d'une étude médicale, à déshumaniser les soignés. Cet état de fait ne suppose pas une volonté de la part du chercheur d'agir en ce sens ; bien souvent, cela a lieu malgré lui . Ainsi, si Y. Murakami devait reprendre les études des comportements qu'il a réalisé il y a quelques années, il s'y prendrait aujourd'hui radicalement différement, ce afin de veiller à adopter un positionnement toujours juste vis-à-vis des soignés et des soignants.

 

Méthode de recherche

Pour Y. Murakami, concernant l'étude des comportements à l'hôpital, il existe deux mondes à opposer :

- Celui de l’hôpital, où l’infirmier est souvent le médiateur du conflit opposant le médecin et le soigné ; cet état de fait est une conséquence directe de l’échelle hiérarchique faisant norme à l'hôpital. Il s’agit là d’un monde médical hautement technicisé, dans lequel les infirmiers sont souvent ceux qui se retrouvent le plus à même de traiter du relationnel, au plus proche du soin comme malgré tout. Il y a là, selon Y. Murakami, une tension entre technique et soin qui présente un haut intérêt philosophique ; 

- Celui du soin à domicile ; au Japon, le soin à domicile n’existe que dans le cas de pathologies graves (s’apparentant aux soins palliatifs). Le temps général de ce soin à domicile est environ d’une heure passée avec le patient (contre 20 minutes de consultation, environ, en France). En France, ce soin à domicile correspondrait en fait à ce que nous appelons l’Hospitalisation à Domicile (HAD), distincte des soins courants prodigués à domicile par les infirmiers libéraux. Dans ce contexte, au Japon, l’infirmier agit toujours sur prescription médicale. Ce qui rend l’organisation hiérarchique bien présente, mais non prégnante. Cela permet que ce soit véritablement le soin qui soit l’enjeu premier de la relation soignant-soigné, et non plus la technique. Cet état de fait différencie radicalement la définition même du soin, que celui-ci soit pratiqué à domicile ou en établissement de santé.

« Mon travail consiste actuellement à travailler autour de la « vulnérabilité sociale ». Comment former une communauté autour de la vulnérabilité et de la violence ? Dans ce contexte, je centre ma recherche sur le travail à domicile. » Y. Murakami

Y. Murakami propose une recherche basée sur un exercice d’analyse d’entretiens réalisés avec des soignants, et notamment des infirmiers.

Le postulat qui est le sien est de dire qu’il existe une sorte de structure de la pratique médicale, et qu’en fonction des soignants avec lesquels il réalise les entretiens, cette structure est à chaque fois singulière. Ainsi, toute la recherche, dans ce domaine, vise la structure de représentation de la pratique des soignants par eux-mêmes.

Ce qu’il apparaît c’est que deux caractères se distinguent par le biais de cette méthode :

- avec la phénoménologie, le point de vue du chercheur s’incarne dans le point de vue de la personne, ici, de l’infirmier.

- Cette approche est radicalement différente de celle qui suppose un point de vue de survol des personnes appréhendées.

Dans la démarche qui est celle de Y. Murakami, l’enjeu est d’observer « du dedans » du point de vue du soignant.

Si on prend ce point de vue du dedans, alors, il y a une conséquence, nécessaire et dont l’enjeu est de taille, c’est que le résultat est toujours singulier. Il est quand même possible, selon cette méthode, d’étudier un groupe ; mais celui-ci se présentera toujours comme une addition de singularités, et le groupe en lui-même comme un groupe singulier, par rapport à d’autres groupes.

D’autres méthodes, phénoménologiques elles-aussi, ne pratiquent pas du tout de cette façon ; en général, les sciences sociales supposent l’étude d’une généralisation de nombreux cas. Or, si on généralise une centaine de cas dans le but de dégager un résultat global, alors on laisse tomber la singularité de chaque cas composant le groupe.

Ainsi, la recherche de Y. Murakami s’intéresse à ce qui a été abandonné par d’autres méthodes et de ce fait, peut les compléter.

 

Exemple d’entretien : la bouteille de thé

Y. Murakami relate un entretien dans lequel une infirmière japonaise formule un constat : elle explique que le moment où un patient commence à accepter de parler de sa propre mort correspond au moment où il s’aperçoit qu’il perd graduellement la capacité de faire ce qu’il pouvait faire avant.

Une fois qu’elle a énoncé ce fait global, elle raconte le cas particulier d’un homme atteint d’un cancer, qui tous les jours sort de sa chambre et va acheter une bouteille de thé. Un jour, il confie à l’infirmière qu’il n’avait jamais réalisé le poids de cette bouteille de thé. Il dit qu’il peut à présent sentir à quel point cette bouteille est lourde.

A partir de là, il raconte chaque jour à l’infirmière la sensation du poids, de plus en plus conséquent, de la bouteille de thé. Un jour, il mentionne qu’il l’a laissée tomber.

Enfin, l’infirmière, pour relater la prise de conscience progressive du patient de sa mort prochaine, utilise trois onomatopées en japonais : jikkuri jikkuri, dondon dondon, et dandan. Ce sont trois onomatopées qui désignent en japonais différentes temporalités.

Dandan : signifie un rythme très lent, utilisé ici lorsque le patient sent graduellement la lourdeur de la bouteille et du même coup, son propre déclin. L’onomatopée dandan peut signifier quelque chose qui vient du dedans.

Dondon Dondon : cette onomatopée est employée par l’infirmière pour parler du moment où le patient sent l’approche de la mort. En japonais, elle désigne un rythme assez rapide, très précipité. Dans ce cas, la mort est sentie comme quelque chose qui vient du dehors.

Jikkuri jikkuri : c’est un rythme lent qui soutient cette temporalité et cette spatialité propre au patient.

Dans ce cas, si on s’intéresse à l’usage des différentes onomatopées par l’infirmière, on peut constater qu’elle use d’une temporalité et d’une spatialité issues de son expérience singulière de la prise de conscience progressive du patient de son déclin.

L’infirmière présente la temporalité et la spatialité du patient à sa manière à elle, par le biais d’onomatopées. Cette manière de donner un espace et une temporalité à son rapport avec le patient suppose une structure de récit, qui est très différente en fonction des interlocuteurs.

 

Méthodologie de l’entretien : ne rien préparer 

Y. Murakami ne prépare jamais ses entretiens avec les soignants, et ceci lui paraît fondamental. Pour lui, il est nécessaire qu’il y ait de la part de l’interlocuteur un laisser-dire qui reste spontané, et qui permette des écarts, des libertés et une appropriation véritable du récit oral de la pratique de soignant. Ainsi, sa seule demande, au début de l’entretien, est : « parlez-moi de votre pratique ».

Durant ces discussions, il y a toujours des éléments étrangers à la conversation initiale qui émergent, et qui apparemment n’ont rien à voir avec la pratique professionnelle elle-même.

C’est précisément ce qui importe : pouvoir présenter la constellation de la pratique du soignant, telle qu’il l’entend lui-même. Or, si un questionnaire est imposé, il y a des éléments inattendus qui n’apparaîtront pas au cours de l’entretien. Dans ce cadre, c’est la vie globale du soignant qui est intéressante et qui en dit long sur la place de la pratique dans cette vie.

Si les entretiens se déroulent en japonais, ils durent entre une heure et demie et deux heures, voire deux heures et demie. Deux entretiens suffisent pour analyser la structure en constellation des soignants.

 

L’investissement du chercheur, entre effacement et responsabilité

Pour Murakami, il est entendu que la neutralité du chercheur est impossible. Et reconnaître cet état de fait suppose d’accéder à un endroit de responsabilité vis-à-vis de la personne envisagée.

Murakami fait alors référence à l’epoke de Husserl, cette mise en suspend philosophique, pour parler de cette retenue du jugement de celui qui observe afin d’appréhender son objet au plus près de ses conditions d’apparition.

Mais même en réalisant cet exercice, il reconnaît que l’on ne peut effacer tout à fait le point de vue du chercheur et qu’il s’agit plutôt de composer avec celui-ci.

Il s’agit alors de ce qu’en référence à Jankélévitch, Y. Murakami nomme « la fidélité de l’infidélité ».

Dans ce contexte, toutes les choses s’apparentant au lapsus, à l'hésitation, à la rengaine, à la répétition, dans le discours du soignant, tout ce qui façonne sa manière à lui de se dire, constitue l’essence même du récit.

 

La polyphonie du récit

Ce qui apparaît pourtant, et qui demeure essentiel pour que la démarche fonctionne, c’est que le récit d’une personne constitue toujours une contraction de vie.

En se racontant, la personne trie dans sa propre expérience. Elle procède alors à ce que Murakami appelle une « contraction spontanée », qui suppose de rassembler l’essentiel de sa vie dans le temps de l’entretien.

La deuxième chose qui apparaît, c’est que chaque récit est toujours polyphonique. Tous les récits sont constitués d’incarnations ou projections, par celui qui raconte, d’autres personnes (ainsi, en racontant ce que quelqu’un a dit, le locuteur alimente plusieurs niveaux de récit, et fait entrer du récit dans le récit).

Le récit d'un soignant, et plus généralement, le récit qu'une personne fait d'elle-même n’est jamais un monologue. Il convoque toujours d’autres voix que celle de celui qui se raconte. Ainsi, parler pendant deux heures de son expérience vécue suppose la convocation de personnages multiples. Un récit contient donc déjà plusieurs rapports humains, souvent conflictuels et enchevêtrés. C’est une véritable polyphonie semblable à celle qu’invoque Mikhaïl Bakhtine pour appréhender les personnages de l’œuvre de Dostoïevski.

De plus, le récit est toujours imprévisible ; il est toujours constitué de sautes, d’ellipses ; il n’existe jamais de récit complètement linéaire. Murakami postule que cette imprévisibilité correspond sans doute à la démarche imprévisible de la vie.

 

La phénoménologie selon Yasuko Murakami

La phénoménologie désigne, littéralement, la science des phénomènes. Mais finalement, on peut se demander ce que l’on entend lorsque l’on parle de « phénomène ». La réponse de Y. Murakami, n’est sans doute pas celle d’autres phénoménologues : pour lui, un phénomène désigne d’abord et avant tout un mouvement invisible.

C’est ce qu’il constate au cours de ses entretiens : chaque pratique, telle que celle-ci est relatée par chaque infirmière, suppose un dynamisme particulier. En elles, il y a toujours un mouvement, qui n’est pas visible à première vue. Il s’agit d’un « dynamisme invisible », et c’est révéler celui-ci qui constitue le but des recherches de Y. Murakami.

 

L’hétérogénéité de la constellation

Les récits des soignants sont donc constitués d’éléments invisibles, a priori hétérogènes, qui forment une constellation à chaque fois différente, propre à chaque soignant. L’effort de Murakami est de dégager cette structure et de la donner à voir, postulant ce faisant qu’à une pratique de soignant correspond toujours l’image d’une constellation particulière et initialement invisible. Ainsi, lorsque Murakami écoute un soignant faire le récit de sa pratique, cette constellation n’apparaît pas aussitôt ; quelques lapsus, quelques aspérités régulières du langage, peuvent l’interpeller. Mais ce n’est que beaucoup plus tard, à la suite de nombreuses relectures de la transcription écrite des entretiens, que la structure apparaît à la surface du récit.

 

Conclusion : le soignant, "un médiateur de transformation"

Par le biais de cette méthode, il s’agit de questionner et de remettre en question le statut de ce qui fait vérité.

En effet, dans ce contexte, il est impossible d’associer la vérité à une idée de généralité ; chaque structure différente se met alors à postuler sa propre vérité, qui constitue véritablement une vérité autre. A ce titre, Murakami s’identifie comme s’inscrivant dans la lignée du philosophe Wilhelm Dilthey.

Pour Murakami, le critère principal qui se met alors à faire exister la vérité, c’est l’affection. Dans tous les cas, le résultat de l’analyse qu’il mène par le biais des entretiens touche quelqu’un, et ce, dans tous les sens du terme. Il a parfois à faire à des réactions très virulentes de la part de lecteurs, pour contester les pratiques des soignants qui sont racontées dans ses ouvrages. La plupart du temps, ces personnes sont, elles-aussi, des soignants, que Murakami invite alors systématiquement à réaliser des entretiens avec lui.

Une autre chose qui est très présente dans le travail de recherche de Murakami, c’est la notion de désir. On ne parle pas ici d’un désir occultant et démesuré, mais plus simplement du « petit désir décisif » permettant d’accomplir sa vie. Le soignant, dans cette perspective, est celui qui aide le soigné à accomplir ce désir. Ce que Murakami note, c’est que le désir est généralement lié à la formation de communautés, de rapports humains. Il comprend toujours quelque chose d’intersubjectif.

La réalité du travail social, dans lequel s’inscrit Murakami, a à voir avec le réel tel qu’il est appréhendé par Lacan. Il s’agit d’une réalité supposant la vulnérabilité, la violence, la mort. Ainsi, il s’agit d’une réalité qui, dans de nombreux domaines, est inacceptable. La mort d’un enfant par exemple, pour les soignants, est inacceptable.

Le milieu médico-social est un domaine dans lequel les soignés et les accompagnants doivent pouvoir envisager cette situation d’un réel inacceptable, et le soignant est là pour les accompagner. Il s’agit là d’une situation intéressante à étudier, notamment dans le cadre du soin des enfants et du soin palliatif.

Enfin, un dernier point fondamental pour Murakami est la notion de transformation : de quelqu’un, de la communauté, du soignant, de l’équipe médicale. Ce qu’il constate, c’est qu’en deux heures d’entretien, il y a toujours un moment où il est question de la transformation de quelqu’un, de soi-même, de sa propre pratique, avec une incidence particulière sur le long terme. Et bien souvent, la modalité du récit de cette transformation est très intéressante à étudier.

Et Y. Murakami de conclure cette rencontre en notant que pour lui, le soignant est au minimum "un médiateur de transformation des personnes accompagnées".